«L'homme a une grande puissance de parole, en majeure partie vaine et fausse. Les animaux en ont peu, mais ce peu est utile et vrai, et mieux vaut une chose petite et certaine qu'un grand mensonge.» Leonardo Da Vinci
En parcourant les journaux la semaine dernière, je suis tombée sur un article relatant le lancement des activités d’une ONG nommée «Action pour la France», présidée, aussi incroyable que cela puisse paraître, par un élu du peuple ivoirien, le député Junior Gouali Dodo. Tout un programme !
Lors de cette joyeuse assemblée, un homme a pris la parole et fait des déclarations que nous ne pouvions pas décemment laisser passer inaperçues. André Janier, ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a donc saisi la tribune qui lui était offerte pour assener quelques «vérités» à ceux, «et non des moindres», qui critiquent la mainmise française en Côte d’Ivoire. Dénonçant certaines «contre-vérités qui ne correspondent pas à la réalité», (ne riez surtout pas du pléonasme, ne sommes-nous pas bien placés pour savoir que la France maîtrise presque parfaitement l’art d’énoncer des vérités qui ne correspondent pas souvent à la réalité ?), monsieur l’ambassadeur nous a donc donné une leçon chiffrée.
«En 2006, la part de la Côte d’Ivoire a représenté 0,1% des échanges économiques et commerciaux de la France vers l’extérieur», a fièrement martelé André Janier, devant une assemblée acquise à sa cause, semblant ne pas se rendre compte lui-même de l’énormité de ce qu’il annonce. En effet, à l’écouter, le volume revendiqué par la France n’a pas évolué depuis près de cinquante ans. Surprenant ? Pas tant que cela. Cela ne peut en effet signifier qu’une chose : la France et la Côte d’Ivoire ont toutes les deux stagné pendant ce dernier demi-siècle. Toutefois, pour en arriver à ce résultat plus que pitoyable, la France a usé de mécanismes monétaires brutaux, en dévaluant deux fois de 100% la valeur monétaire du franc CFA durant cette période. Résultat : pour la même somme déboursée, la Côte d'Ivoire acquiert aujourd’hui quatre fois moins des mêmes biens et services qu'elle achetait avant 1960. Et parallèlement, pour la même somme acquittée, la France perçoit actuellement quatre fois plus de marchandises (essentiellement des matières premières ivoiriennes) qu’elle n’en recevait avant la signature du Pacte colonial venu dans l’escarcelle des «indépendances». Une fois n’est pas coutume; donnons raison à André : 0,1%, c’est vraiment trop petit, et la question se pose maintenant de savoir comment faire changer cet état de chose qui dure depuis 1960. L'ambassadeur a donc raison, mais il tire les mauvaises conclusions. La démonstration par les chiffres de Janier le prouve une fois de plus, s’il en était besoin : La France n’est pas le partenaire idéal pour le développement de la Côte d’Ivoire, comme elle ne l’a jamais été pour aucune de ses ex-colonies dans le monde. Au contraire, le mariage forcé avec le coq gaulois entrave dangereusement le futur du pays des Eléphants et par extension, l’amélioration du cadre de vie des citoyens ivoiriens et africains.
«J'ai lu récemment que la société Bouygues, seconde entreprise de travaux publics au monde par le chiffre d'affaires qu'elle réalise, vit en grande partie des bénéfices qu'elle tire de ses activités en Côte d'Ivoire (…) Ce pays a représenté l'année dernière environ 1% de son bilan global. De là à dire que la survie de la société dépend des contrats qu'elle a passés avec la CIE et la SODECI, il y a un pas difficile à franchir», poursuit le diplomate français. Ce pas, André, nous le franchissons pourtant allègrement. Si le poids de la Côte d’Ivoire est réellement si microscopique, pouvez-vous nous expliquer pourquoi les plus hauts dirigeants mondiaux du groupe Bouygues se succèdent au Palais du Plateau à une cadence infernale ? Pourquoi tant d’activisme pour si peu ? Que l’Etat français convainc donc Bouygues de ne pas soumissionner pour le renouvellement de son contrat SODECI. Chiche ! Pas sûr cependant que l’ami Bouygues soit enthousiasmé par cette idée. Cela doit être sentimental alors : il a sûrement du mal à se séparer d’un cadeau qui lui a été si gracieusement offert sur un plateau d’argent et qui est ne représente, selon vos dires, aucun bénéfice sensible pour lui… D’autre part, puisque vous êtes si prolixe, nous vous saurions gré de bien vouloir dire à ceux qui vous ont invité quels investissements majeurs ont été effectués en Côte d’Ivoire par la «deuxième entreprise de travaux publics au monde», parce qu’à y regarder de près (et même de loin d’ailleurs), la couverture du territoire national n’est toujours pas entièrement assurée en matière d’approvisionnement en eau et en électricité de chaque citoyen ivoirien, qu’il réside entre Gbéléban, Maféré, Tabou, Tagadi, Tengrela ou Toulepleu, sans parler de l’accessibilité financière à ces denrées élémentaires. Bouygues n'a en aucun cas rempli sa part du cahier des charges sur lequel il s'est engagé lors des privatisations.
«Aucune entreprise française ne pille comme je l'ai lu, ou même n'exploite ces richesses [le cacao et le pétrole, ndlr] à grande échelle», poursuit l'excellent Janier. André, est-ce à dire que les entreprises françaises pillent plutôt à petite échelle dans certains secteurs et dans les grandes largeurs dans d’autres ? Et est-ce une note de regret qui transperce dans ce constat ? Est-ce justement pour pouvoir être plus présent et piller à plus grande échelle que la France a déclaré la guerre à la Côte d’Ivoire, directement et indirectement, depuis le 19 septembre 2002 ?
«Les entreprises françaises ont contribué au PIB ivoirien à hauteur de 30% l'année dernière. Elles ont alimenté 50% des recettes fiscales de l'Etat.», d’après l’ambassadeur Janier. Soyons charitables et ne contestons pas ces chiffres. Mais André, quid des 70% restants dans le premier cas et des 50% dans l’autre ? Est-il juste et normal que pour défendre ses intérêts, la France kidnappe le marché ivoirien par tous les moyens qui lui semblent bons et nécessaires, empêchant ainsi un Etat «indépendant» de s’ouvrir à d’autres pays et investisseurs, à moins que cette ouverture ne se fasse aux conditions de Paris ?
«Les [143 entreprises et 400 PME françaises présentes en Côte d’Ivoire] emploient environ 40.000 personnes dont 350 seulement sont expatriées.» Merci pour le renseignement, André. Mais partant de vos chiffres, une autre information, beaucoup plus cruciale, nous intéresse : Quelle est la masse salariale des 350 expatriés comparativement à celle des employés nationaux et donc à la masse salariale totale ? Et quel pourcentage de leur chiffre d’affaires ces sociétés bienfaitrices remontent-elles chaque année in petto vers l’Hexagone, à un taux de fiscalisation largement diminué et échappant ainsi au Trésor public ivoirien, à travers des frais d’assistance technique fantaisistes facturés par les maisons-mères aux filiales éburnéennes ? Combien de bénéfices sont-ils chaque année rapatriés de cette façon, biaisant ainsi la répartition des profits entre maisons-mères et filiales et les chiffres des bilans que vous exhibez comme des arguments-massues alors qu’ils sont aussi légers qu’une feuille de papyrus ? Vos entreprises, monsieur le représentant de l’Etat français, sont des îlots de prospérité (pour vous) dans un océan de misère (pour nous) et votre pays concentre tous ses efforts et son énergie à entretenir ce statu quo dans ses relations avec l'Afrique.
En Europe, à données égales et malgré l’hyper agitation de votre président, votre pays a fortement régressé. Vous accusez l’euro «fort», donc peu compétitif par rapport au dollar, d’être à la source de votre déclin. Mais c’est avec cette même monnaie que «l’excédent commercial allemand a atteint en mai 17,5 milliards d’euros, et le déficit commercial de la France 5,7 milliards d’euros», ainsi que le souligne judicieusement le Canard enchainé dans son édition du 11 juillet 2007.
En vérité, monsieur Janier, la France est terrorisée à l’idée d’affronter la mondialisation sans sa béquille africaine. Votre argumentaire nous le prouve. Permettez-moi de conclure mon éditorial en citant des extraits du rapport qu’Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères ayant se(r)vi aussi bien dans les gouvernements de droite que de gauche, a remis à sa demande à Nicolas Sarkozy le 4 septembre 2007 : «De la même façon, [la France] s'illusionnerait et s'affaiblirait gravement en s'en remettant à la problématique politique étrangère de la virtuelle Europe (…), bien intentionnée et bien peu puissante. Elle rognerait tous les aspects saillants de sa propre politique étrangère pour se conformer à une ligne moyenne. Elle y perdrait beaucoup en influence et en sécurité. Et qu'est-ce que l'Europe y gagnerait ? On a vu par surcroît que le mouvement vers l'intégration politique est durablement stoppé, voire qu'il va atteindre son terme ultime à 27. Quels que soient les mérites du futur Haut Commissaire, il en résulte que la France va devoir continuer à mener sa propre politique étrangère comme elle l'a fait depuis le milieu des années soixante. (...)
Naturellement, la France est un pays occidental, allié des États-Unis et elle partage avec les autres pays occidentaux le trésor de la démocratie et des droits de l’homme, ce qui ne signifie pas que ni elle, ni eux, ne détiennent la formule magique pour leur propagation dans le monde. Mais cela ne veut pas dire qu'elle ait exactement au même moment les mêmes intérêts que les autres démocraties, ni la même façon de les garantir. (…) Autant, pour retrouver confiance en elle dans la mondialisation, la France a besoin d'un sursaut psychologique, d'une révolution mentale et d'un rejet du défaitisme, appuyée sur des initiatives politiques fortes et des politiques innovantes, autant,en politique étrangère et en défense, la France ne doit surtout pas baisser les bras.»
Et Hubert Védrine, digne héritier de Jacques Foccart en matière d’idéologie des rapports françafricains, déplorant spécifiquement la difficulté croissante qu’auront les Français à «décider entre eux seuls de conserver une politique africaine (...) sans en parler avec les intéressés et sans les écouter longuement», de poursuivre : «La France a également intérêt à garder une politique africaine. Les tentations d'abandon se fondent sur de mauvais arguments ; il n'est besoin que de voir, a contrario, l'engagement croissant en Afrique de la Chine et des États-Unis. La solution dite ‘d'européanisation’ ne peut être que partielle, ou alors c'est un leurre et une démission : il n'y a pas de volonté à 27 pour mener une vraie politique africaine, tout juste une politique d'aide très conditionnée, ce qui ne répond plus au besoin à l'heure où l'Afrique, elle aussi, utilise les opportunités de la globalisation. (...) Des propositions nombreuses et précises ont été faites depuis dix ans pour réformer, renforcer, revigorer à tous les niveaux (Elysée, Matignon, Quai d'Orsay, Défense, Bercy) les structures et les méthodes de pilotage de notre politique étrangère.»
En langage non diplomatique, Hubert Védrine dit à Nicolas Sarkozy: La France ne peut pas compter sur les autres pays occidentaux pour sa croissance future, car ces pays la considère comme une concurrente. La France ne peut tenir son rang qu'en maintenant par tous les moyens les pays africains loin de la mondialisation, qui leur offre de nouvelles opportunités qu'ils exploitent, malheureusement pour elle, de plus en plus.
in Le Courrier d'Abidjan, le 28 septembre 2007
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